
Les livres augmentés dans l'édition jeunesse
LA LECTURE ENRICHIE ENTRE PAPIER ET ÉCRAN
Il paraît que les enfants ne lisent plus, pourtant, aujourd’hui en France, près d’un livre vendu sur quatre est un livre pour la jeunesse.
Selon Nolwenn Tréhondart, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l’Université de Lorraine, les termes «enrichi» et «augmenté» désignent la même chose, le « livre enrichi (ou augmenté) virtualise la forme codex tout en intégrant des médias temporels (vidéos, sons) et des procédés propres au texte numérique (hyperliens, animations). »
La lecture joue un rôle très important dans le développement de l’enfant, car elle permet d’éveiller ses sens, de développer son imagination et stimuler son cerveau. Entre six et huit ans, période d’apprentissage de la lecture, elle prend une nouvelle dimension pédagogique d’où l’importance de continuer à enrichir la lecture. Le milieu du livre jeunesse est toujours attentif aux innovations techniques et aux expérimentations et se lance depuis quelques années sur le terrain du numérique, qui promet mobilité et interactivité. Certains livres exploitent le numérique tout en gardant le format du livre traditionnel. Ces livres ajoutent du numérique à l’expérience via tablette, téléphone, webcam, etc. On les appelle des livres enrichis ou augmentés. Entre papier et écran, en quoi le livre augmenté peut-il enrichir l'expérience de lecture des enfants de six à huit ans ? Quels sont les enjeux, pour le graphiste, dans la conception de cette forme hybride ?
Les livres augmentés
Les livres augmentés sont encore assez récents dans l’histoire de l’édition et les spécialistes ne se sont pas encore mis d’accord sur une dénomination précise et commune. Le nom change mais la définition reste la même ; un livre augmenté ou enrichi soit un livre accompagné d’un écran. Dans cet article nous choisirons le terme de livre augmenté comme proposé par Florence Rio qui considère que le livre enrichi est avant tout un livre « numérique », accessible sur un support de lecture numérique et auquel on peut ajouter des effets sonores et visuels, des jeux, des interactions intégrées et synchronisées au récit et que l’on nomme "enrichissements". », alors que le terme augmenté « renvoie à un univers transmédiatique qui associe à un livre format papier des dispositifs virtuels et technologiques de différents genres (jeu vidéo, blogs, site internet, réalité augmentée, etc.) permettant, par exemple, des extensions narratives ou des interactions. ».
Le livre augmenté est par essence un objet qui associe deux mondes : un monde tangible avec un livre papier dit traditionnel et une interface virtuelle et immatérielle via des dispositifs virtuels et technologiques de différents genres (réalité augmentée, application mobile, site internet, etc.) permettant, par exemple, des extensions narratives ou des interactions. Il s’agit donc d’un genre hybride convoquant plusieurs supports autour d’un même univers narratif, il peut donc être qualifié de transmédia. De plus, le livre augmenté est un genre interactif, l’interactivité désignant un dialogue, un échange, entre un utilisateur et un support.
Il n’existe pas de classification officielle des livres augmentés, cette catégorie reste encore assez floue du fait de l’apparition encore récente de ce type d’ouvrage. On peut cependant essayer d’identifier quelques grandes catégories. On retrouve premièrement les livres augmentés utilisant comme technologie l’application mobile afin de proposer une augmentation principalement voire uniquement via la réalité augmentée. La réalité augmentée est un système qui permet de superposer, via un dispositif, un monde virtuel en 3D ou en 2D au monde réel, et ceci en temps réel. On peut citer ici comme exemple Les voyages extraordinaires d’Alex d’Aurélien Jeanney, un livre augmenté qu’il a réalisé en collaboration avec les éditions Amaterra (pour la conception du livre) et Maison Tangible (pour l’élaboration de l’application). Avec Axel, le lecteur explore différents univers : les fonds marins, l'espace, la jungle, la ville du futur... En survolant les pages du livre avec un smartphone ou une tablette, il découvre un monde en mouvement. Les images s'animent, se transforment et permettent une deuxième lecture qui apporte des informations supplémentaires.
Le principe de l’augmentation par ajout d’un support extérieur n’est pas une innovation. En effet, le CD-ROM audio homothétique qui contait l’histoire en même temps que le lecteur tournait les pages de son livre est une forme d’extension qu’on pourrait qualifier d’expérience augmentée. Les expériences augmentées sont diverses, on classe dans cette catégorie tous les ajouts via un outil numérique (tablette ou smartphone) à un livre tout au long de la lecture. Cette catégorie est également déterminée par la présence de plus d’un dispositif d’augmentation (réalité augmentée, son, jeu, etc). On peut citer les éditions Extrapage qui proposent une collection d’expériences augmentées tels Les aventures d'Arthur et Eugénie - La tombe du pharaon oublié. Ils proposent des expériences liant la tablette et livre via un système de miroir qui permet à l’application de reconnaître chaque page et de proposer du contenu au fil de l’histoire, la tablette fait alors office de troisième page du livre, les contenus ajoutés sont nombreux : des jeux éducatifs, des vidéos, des quiz, des documentaires, animations, musiques, etc.
Une dernière catégorie qu’on pourrait qualifier d’hybride voire de semi-augmentée comprend les livres augmentés où les dispositifs technologiques interviennent ponctuellement au cours de la lecture . Ici l'enrichissement n'accompagne pas la lecture mais va venir ponctuer certains moments. On trouve, par exemple, dans cette catégorie des livres éducatifs, notamment Voir avec un drone les volcans d’ Emmanuelle Figueras
Florence RIO : Maîtresse de conférences au Département Information et communication à l’ IUT de Tourcoing - Université de Lille
Extrapage est une maison d’édition indépendante qui publie des ouvrages jeunesses innovants, alliant papier et numérique.

Exemples de livres augmentés. De gauche à droite : Les voyages extraordinaires d'Axel d'Aurelien Jeanney
Les Musicats des éditions Extrapage
Voir avec un drone - les volcans d'Emmanuelle Figieras
La narration est «l’art d’exposé, de raconter d'une suite de faits, dans une forme littéraire».
“Les animations et interactions renouvellent les expériences polysensorielles, en articulant les canaux visuel, sonore, tactile et semi-moteur, pour exprimer des figures sensibles porteuses de sens” (Pignier et Drouillard, 2004).
D’après l’étude menée en 2017 par l’Institut West Ed auprès d’élèves américains de 7 à 9 ans, l’écoute régulière de livres audio multiplie par 4 le niveau de compréhension des enfants, par 7 leur vocabulaire et par 4 leur envie de lire.
Le livre jeunesse augmenté : enrichir la lecture
Mais pourquoi parle-t-on d’enrichissement de la lecture ? On pourrait dire premièrement que tester une nouvelle forme de livre est un enrichissement en tant que tel. En effet, le livre augmenté est une nouvelle conception de la lecture et non pas un livre homothétique, contrairement à certains livres numériques qui reproduisent à l’identique un livre papier sur un support numérique. Le livre augmenté propose une approche différente du livre et de la lecture par la présence d’un outil numérique et des éléments, comme du son ou de la vidéo, à certains endroits, pour illustrer, renforcer ou accompagner la lecture. L’enrichissement peut venir également des contenus amenés par le livre ou le numérique (jeu, vidéo, son, etc). qui vont venir apporter plus de contenus au livre par des informations, des visuels, une immersion sonore, etc. Par ailleurs, toute lecture est une augmentation du texte, par l’imaginaire, par la réflexion, par l’expérience personnelle du lecteur.
Les livres augmentés permettent aussi une approche interactive de la narration. La narration fait partie intégrante de nos expériences que ce soit dans les livres, les jeux,les films, etc. La narration interactive est un nouveau moyen d’appréhender le récit, cela permet d’appréhender les histoires différemment. Cette narration interactive peut permettre de sortir de la vision traditionnelle de la narration, soit un narrateur unique.
L’expérience du livre augmentée permet une approche différente du livre notamment sur l’aspect sensoriel. Le livre imprimé est monocanal : il s’adresse à l’œil, à la vue. Le livre augmenté lui, est multi-canal : il peut convoquer à la fois la vue (texte, image), l’ouïe (son) et le toucher (interactivité). Le livre augmenté touche à la vue par le texte et l’image via le livre papier mais également par le numérique. L’image dans un livre papier peut se saisir d’un coup d’œil, limité par le cadre on l’aborde dans son entièreté (les formes, les couleurs, les contrastes). Pour un enfant qui apprend à lire, l’image est le premier vecteur de sens qu’il va rencontrer sur une page, l’impact sensoriel de ces pages est donc important. Le livre augmenté peut créer un second discours de l’image, c'est-à-dire que l’image n’est plus unique sur une page mais double via deux supports. Il est important que l’ensemble soit cohérent pour ne pas créer de dissonances. Le double support peut stimuler la vue en amenant l’enfant à faire attention à certains détails en abordant l’image différemment. L’enrichissement peut aussi être auditif par l’ajout d’ambiance sonore, d’une lecture par un narrateur, d’activités, etc. L’apport sensoriel auditif peut également venir de l’enfant lui-même en proposant des activités orales renforçant les stimulations auditives.
Le rapport avec le livre est avant tout physique, manuel. Le livre est un objet que l'on saisit, que l'on ouvre, et referme, dont on tourne les pages, avec lequel on interagit. Le toucher est également stimulé par l’écran tactile qui impose de nouveaux gestes et de nouveaux modes de lecture. L’interactivité modifie profondément l’expérience de lecture en impliquant le lecteur à la fois mentalement et physiquement. Le geste accompagne une lecture dynamique qui implique le corps, dans un rapport plus intime, et dont l’interaction suscite l’attention.
En quoi cette approche multisensorielle est importante pour les enfants de six à huit ans? Selon Jean-Jacques Rousseau « Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les premières qu’il faudrait cultiver ; ce sont les seules qu’on oublie ou celles qu’on néglige le plus ». La stimulation des sens fait partie intégrante de notre développement et ce depuis le plus jeune âge. Les organes sensoriels alimentent la mémoire à court terme. À force de se répéter, les informations de cette mémoire pénètrent dans la mémoire à long terme, il est donc très important de cultiver ses sens afin d’ancrer le plus possible les sensations dans son esprit.
Ensemble d'ateliers ludique autour des livres augmentés.
La motricité est l’ensemble des fonctions nerveuses et musculaires permettant les mouvements volontaires ou automatiques du corps. On sépare généralement la motricité globale et la motricité fine. La motricité globale concerne surtout l’équilibre, la coordination générale, la latéralité et le tonus alors que la motricité fine concerne l’exécution des mouvements fins, précis et minutieux, c’est donc la motricité fine qui va nous intéresse
La motricité fine correspond à l’ensemble des mouvements précis, coordonnés et contrôlés des mains et des doigts que l’on va mobiliser dans le but d’accomplir un geste volontaire. Ces mouvements sont essentiels pour l’autonomie au quotidien : pour manger, s’habiller, tenir un stylo… La motricité fine s’acquiert petit à petit au fil du développement de l’enfant.
Nous cliquons (clic) sur les boutons qui s'affichent à l'écran, que ce soit en appuyant sur une touche, en utilisant une souris, en tapant (d’où tap qui vient de tapping en anglais) sur l'écran.
La place du graphiste: créer un rapport entre le papier et le numérique
Un livre augmenté est un projet conséquent, au-delà du travail qu’est déjà la création d’un livre (écriture, illustrations, éditions, etc.) on ajoute la création d’une interface, de contenus et d’un système liant le papier et le numérique, et tout cela en veillant à la cohérence entre les deux entités. Le sujet du livre augmenté touche alors plusieurs corps de métier : illustration, développement, édition... Le graphiste peut travailler à différents niveaux telle la création du livre (illustration et édition) et de l’application (le design interface et l’expérience utilisateur). Pour réaliser un tel travail, les illustrateurs, animateurs, mais aussi l’éditeur sont soumis à plusieurs contraintes techniques : il faut que les illustrations soient les plus détaillées possibles, le papier doit être très épais et mat sinon, la lumière se reflète sur la page et le logiciel ne reconnaît pas le dessin, et les différentes parties des personnages doivent également être séparables afin de pouvoir être animées indépendamment les unes des autres. Une série de contraintes qui compliquent le travail de chacun, mais qui finalement offrent un rendu qualitatif.
Ce projet implique aussi la création d’une interface qu’elle soit pour téléphone, tablette ou autre. Cela demande donc de penser l’expérience utilisateur (user experience ou ux) et le design d’interface (user interface ou ui) pour le public cible. Un environnement numérique doit être aussi intuitif que possible pour que l’expérience utilisateur d’un site ou d’une application soit agréable, afin que l’utilisateur ne soit pas contraint de fournir des efforts mentaux importants pour naviguer et cela vaut tout autant pour les enfants. Les enfants entre six et huit ans ont leur motricité propre et vont donc tenir et utiliser les interfaces différemment. À cet âge, la motricité fine continue de se développer avec notamment l’apprentissage de l’écriture qui va permettre à l’enfant de faire des mouvements plus précis. Dans la création d’une interface cela va se traduire par des interactions principalement via le tap ou clic sur l’écran qui est l’interaction la plus naturelle pour les enfants. Ce mouvement est différent entre les enfants, qui vont taper et maintenir, et les adultes qui vont taper et relâcher. Un autre élément à prendre en compte est le geste qui consiste à faire glisser son doigt sur l’écran ou swipe. Si les adultes pensent à ce mouvement comme un moyen de tourner les pages dans une application, les enfants l’utilisent un peu différemment : intuitivement, ils utilisent ce geste pour déplacer les objets sur l'écran, comme ils le feraient dans la vraie vie.
Au niveau cognitif, des enfants de cette catégorie d’âge peuvent relever un défi mais il ne doit pas être trop facile à atteindre et ils comprennent mieux une chaîne d'événements, ce qui permet de leur raconter des histoires plus complexes. Par ailleurs, les enfants vont préférer les interfaces qui réagissent visuellement et audiblement chaque fois qu'ils interagissent avec quelque chose. Il est important de prendre en compte le paramètre de l’âge; il a été constaté que les jeunes utilisateurs réagissent négativement aux contenus conçus pour les enfants dont le niveau est inférieur ou supérieur. La plupart des éléments qui rendent les sites et les applications plus accessibles pour les adultes les rendent également plus faciles pour les enfants. Il ne faut donc pas révolutionner le monde de l’ux et de l’ui pour faire une application pour enfant mais penser accessibilité, respecter les conventions, et utiliser un design cohérent.

CONCLUSION
Cette nouvelle forme de livre exploite ainsi le support numérique et papier afin de créer des expériences nouvelles. Ces expériences peuvent permettre un enrichissement de la lecture pour les enfants de six à huit ans par la découverte d’une nouvelle forme de lecture, une approche interactive de la narration et/ou par une expérience sensorielle voir multisensorielle. Évidemment, ce genre de livres demande de se pencher sur les aspects techniques que ce soit traditionnels, ceux du livre, mais également sur les aspects numériques ,les applications pour enfant. Le public cible est jeune et nous devons prendre en compte leurs besoins et leurs capacités afin d’enrichir leur expérience tout en leur permettant de s’évader par la lecture. Aujourd’hui l’apport sensoriel en est encore à ses prémices et c’est cet aspect que j’aimerais travailler dans mon futur projet de diplôme de DN MADe. L’enrichissement audio et par le toucher sont ceux que j’aimerais aborder en premier lieu car je pense qu’une expérience immersive mêlant plusieurs sens est une première approche intéressante du projet à envisager.